Depuis 2011 se tient chaque année, à l’initiative de l’organisation panafricaine Arterial Network, une conférence internationale sur l’économie créative en Afrique. La quatrième édition s’est tenue dans la capitale marocaine, Rabat, du 13 au 15 novembre 2014. Trois cents participants s’y sont retrouvés afin de partager des expériences et d’esquisser des réponses aux enjeux du secteur.En quatre ans, l’African Creative Economy Conference (ACEC)[1] s’est imposé comme un rendez-vous majeur des acteurs du secteur culturel en Afrique. Opérateurs culturels, artistes, institutionnels, bailleurs de fonds et chercheurs s’y donnent rendez-vous pour quelques jours intenses de rencontres, d’échanges et de réseautage orchestrés par l’organisation Arterial Network, à l’origine de l’événement[2]. Pour ce réseau culturel panafricain créé en 2007 et soutenu par Africalia, qui dispose d’un secrétariat en Afrique du Sud et de 40 chapitres nationaux à travers le continent, l’ACEC est devenue une importante vitrine internationale qui doit témoigner de son dynamisme et de ses activités. Cette année, son organisation était en partie déléguée au chapitre national marocain, l’association Racines[3], présidée par Aadel Essaadani, également actuel président d’Arterial Network.
Autour de la conférence, un agenda particulièrement dense était programmé dans la capitale marocaine. Les 10 et 11 novembre, la 4ème Assemblée Générale d’Arterial Network s’est déroulée en présence de 100 délégués des chapitres nationaux. Le 12 novembre, a eu lieu la première édition des Etats Généraux de la Culture au Maroc, événement préparé et très attendu par le secteur culturel marocain. Enfin, du 12 au 15 novembre, Rabat accueillait également la première édition de Visa For Music, un marché et un festival internationaux consacrés aux musiques d’Afrique et du Moyen-Orient[4]. Si l’on ajoute à cela, l’ouverture récente de l’imposant Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain, l’ACEC 2014 s’est déroulée dans un contexte d’effervescence culturelle et artistique tout à fait singulier.
Modes opératoires
Le thème annoncé de cette quatrième Conférence sur l’économie créative en Afrique était celui du « mode opératoire ». Comment s’organiser et travailler ensemble au renforcement du secteur culturel en Afrique ? Après la conférence de Nairobi en 2011 axée sur la définition des industries créatives, celle de Dakar consacrée aux parties prenantes de cette économie, celle du Cap en 2013 sur la contribution de ce secteur au développement de l’Afrique, l’édition de Rabat entendait jeter les bases de nouveaux réseaux collaboratifs réunissant différents acteurs (artistiques, administratifs et techniques) oeuvrant dans une même filière artistique (musique, cinéma, mode, photographie, design, artisanat, etc.).
Pour cela, des artistes et opérateurs culturels reconnus ont tout d’abord été invités à présenter leurs activités et leur expérience. Parmi eux, le créateur de mode d’origine nigérienne Alphadi, la photographe et directrice du festival Addis Photo Fest, Aida Muluneh, la directrice du GoDown Arts Centre de Nairobi, Joy Mboya ou encore le directeur du Festival International du Film d’Abuja, Fidelis Duker, également Secrétaire général régional de la Fédération Panafricaine des Cinéastes (Fepaci). À la suite de ces interventions se sont tenus des ateliers thématiques devant permettre aux professionnels de chaque filière d’échanger et de formuler des recommandations pour la mise en œuvre de nouveaux modes opératoires. Enfin, l’ensemble de ces préconisations a fait l’objet d’une lecture en séance plénière.
Au final, ces recommandations relevaient davantage de constats généraux ou de cahiers de doléances déjà connus que d’esquisses de nouveaux modes opératoires. Peu de perspectives de collaborations précises, encore moins d’engagements, de feuilles de route ou d’échéances… Compte tenu des professionnels présents et de la spécificité d’Arterial Network, à savoir l’étendue de son réseau d’acteurs de terrain, l’on peut se demander si les résultats de ces ateliers thématiques n’auraient pas pu être tout autre ? Car, à l’écoute des longues listes de recommandations, il était précisément difficile de concevoir de quelconques suites opérationnelles.
Des préoccupations de terrain au lobbying politique
Il est vrai qu’Arterial Network se veut un réseau à la fois horizontal et vertical. Horizontal en réunissant des structures et opérateurs culturels de terrain dans 50 pays d’Afrique. Vertical en tentant de se positionner comme un interlocuteur majeur des institutions politiques (Ministères de la Culture, organisations politiques régionales, Union Africaine, etc.) et des bailleurs de fonds internationaux investis dans le développement des industries créatives en Afrique. Une double dimension qui fait l’intérêt et la spécificité de ce jeune réseau panafricain tout en impliquant des tensions, voire des contradictions.
Ce double positionnement, parfois délicat, était perceptible tout au long de la conférence de Rabat au cours de laquelle professionnels, institutionnels et bailleurs de fonds se succédés à la tribune. Car les enjeux politiques autour des industries créatives en Afrique ne manquent pas, qu’il s’agisse de la mise en œuvre de la Convention de l’Unesco sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles (2005) ou de l’inclusion de la culture dans les Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) post-2015. Sur ces deux sujets notamment, présentés dès le début de la conférence, Arterial Network confirme un fort engagement.
La dimension politique d’Arterial Network s’illustre aussi dans la mise en œuvre de deux de ses programmes phares : Artwatch Africa et le Groupe de Travail sur les Politiques Culturelles (GTPC). Présenté lors de la conférence par le Secrétaire Général du réseau, Peter Rorvik, Artwatch Africa œuvre à affirmer, promouvoir et protéger les droits des artistes et opérateurs culturels en Afrique. Pour ce faire, le programme développe une série d’activités de recherche, de plaidoyer, de communication et de formation. En 2014, des sessions de formation sur les droits humains, les droits culturels et les droits des artistes ont ainsi été organisées dans 17 pays africains. Parallèlement, le programme travaille à la création d’un Baromètre de la liberté d’expression créative. Celui-ci devrait être testé dans certains pays en 2015 et 2016 avant sa mise en œuvre complète.
L’enjeu des nouveaux indicateurs
Quant au Groupe de Travail sur les Politiques Culturelles, conduit par la directrice de recherche d’Arterial Network, Nadia Nkwaya, il n’a pas seulement pour mission de proposer une expertise dans la formulation et la mise en œuvre de politiques culturelles ou de faire entendre le point de vue africain dans les grands débats internationaux sur le développement, la démocratie et les droits de l’Homme. Il travaille également à l’élaboration d’un nouvel Indice des arts et de la culture (IACA).
« Jusqu’à présent, les études statistiques disponibles tentent de mesurer l’impact des industries culturelles africaines sur les économies nationales. Mais ces données sont souvent faussées, explique Nadia Nkwaya. La plupart des opérateurs renâclent à communiquer leurs chiffres réels, souvent par peur des taxes et des services fiscaux. Tant que les systèmes nationaux ne les protégeront pas davantage, nous n’aurons pas de données fiables. Avec le GTPC, nous avons donc décidé de procéder autrement. Notre Indice des arts et de la culture a pour ambition de mesurer le contexte dans lequel opèrent les professionnels de la culture selon trois axes : la gouvernance culturelle, la durabilité des industries du secteur et leurs modes de financement. »
Un tel indice, qui décline le principe de celui de la Gouvernance en Afrique créé par la Fondation Mo Ibrahim[5], pourrait constituer un indicateur précieux sur les situations différenciées et l’évolution des secteurs culturels en Afrique. Une phase de test devrait avoir lieu en 2015 avant sa mise en application. Associé au Baromètre de la liberté d’expression créative d’Artwatch Africa, l’IACA permettra à Arterial Network de renforcer son leadership, tant auprès des acteurs culturels que des décideurs politiques et institutionnels, et bénéficiera à l’ensemble du secteur culturel.
Certes un immense travail reste à faire pour parvenir à des résultats fiables et exploitables mais l’élaboration en cours de ces indicateurs constitue une excellente nouvelle. Le secteur culturel africain tente assurément de forger les nouveaux outils dont il a besoin.
Ayoko Mensah
[1] http://africacreativeconference.com
[2] www.arterialnetwork.org
[3] www.racines.ma
[4] www.visaformusic.com
[5] La Fondation Mo Ibrahim, du nom du milliardaire anglo-soudanais, publie chaque année l’Indice de la Gouvernance en Afrique qu’elle a mise au point. www.moibrahimfoundation.org