La médiation culturelle de l’art contemporain, rejeton capricieux de la démocratisation culturelle, se développe particulièrement dans les années 2000. Elle prend les traits de médiateurs s’appliquant à proposer des clefs de lecture sur l’art contemporain, objet pour le moins spécifique. Ces « intermédiaires » doivent concilier démocratisation et accessibilité des créations actuelles à tous ou à chacun, avec un respect constant de l’œuvre. Cette nouvelle fonction peinant à se professionnaliser, ne s’installe que progressivement dans le monde de l’art contemporain. Nous citerons l’exemple d’un réseau de médiateurs s’intéressant à la spécificité de leur travail, s’attardant sur les difficultés que leur pose la diversité de leurs missions et la faible reconnaissance par leurs pairs.
I- Émergence des métiers d’accompagnements et de la médiation de l’art contemporain
Les métiers d’accompagnement sont le fruit du XXe siècle. Auparavant, rares sont, par exemple, les livrets d’exposition même lacunaires à destination du spectateur néophyte ; et ce à plus forte raison quand il s’agit de l’art contemporain à son époque.
Dès la fin du XIXe siècle, en France et aux États-Unis, les accompagnements à la visite muséale sont dans un premier temps pensés comme des missions dédiées aux femmes : leurs qualités « naturelles » (patiente, disponibilité …) y sont sollicitées 2. Les femmes issues de la bourgeoisie et intéressées par l’art, souvent bénévoles, sont le profil idéal.
– Années 1920 : les « conférencières des musées nationaux », premières « dames guides », élèves ou diplômées de l’École du Louvre, sont recrutées 3. Rémunérées à la visite, elles partagent leurs revenus. Elles réclameront dans les années 1950 une valorisation de leur travail (obtenue en 1965 seulement) et la possibilité d’élaborer un discours indépendant de celui des conservateurs.
– Années 1950 : les mouvements d’éducation populaire mettent en place l’étude de l’art et de la culture en classe. En 1959, André Malraux déclare souhaiter l’accessibilité de la culture à tous.
– Années 1970 : le Centre Pompidou, qui ouvre ses portes en 1977, commence à développer des actions spécifiques à l’art notamment contemporain, pour les publics. L’objectif qui lui est assigné est de “favoriser la communication sociale “, de relier des groupes sociaux fragmentés 4.
– Années 1980 : En 1982, l’art contemporain est toujours considéré comme un « parent pauvre » de la famille culturelle 5 déclare Michel Troche, haut fonctionnaire au Ministère de la Culture. Selon Jack Lang cette même année, « les arts plastiques constituent peut-être le secteur le plus sinistré de notre vie culturelle 6». Il propose 72 mesures destinées à accompagner l’art contemporain, favorisant sa décentralisation et sa diffusion (FRAC, DAC, CNAP, augmentation du nombre de centres d’art, aides à la création …).
L’apparition de la « médiation culturelle »
C’est peu de temps après en 1983, qu’apparaît réellement la notion de « médiation culturelle » en France, à la Cité des Sciences et de l’Industrie de la Villette. Elisabeth Caillet précise qu’« une importante réflexion est conduite avec le ministère de l’Éducation nationale et avec les acteurs de l’éducation populaire 7» afin de créer cet intermédiaire entre professeur et animateur ayant pour mission de transmettre le savoir sous une forme nouvelle ; pour ce faire, l’équipe de la Villette s’inspire des « communicateurs » canadiens, mais également du personnel armé d’un badge « Ask me » des musées américains. Les musées suisses y préféreront le terme de « chargé de médiation culturelle ». Le mot médiation est choisi par défaut, en Suisse comme en France.
– Années 1990 : Les premières filières de médiation culturelle à Paris 8 et Marseille proposent une formation longue, des stages très encadrés. Malgré les efforts fournis pour la professionnaliser 8, de nombreuses licences de communication vont rapidement s’improviser filières de médiation culturelle, sous réserve de quelques modifications de contenu. Pratiquer la médiation exigera un niveau d’étude de moins en moins élevé, s’ouvrant même aux emplois jeunes en 1997.
À la fin des années 1990 pourtant, Catherine Trautmann souhaite que soient développées l’éducation à l’art et la médiation culturelle. Un répertoire des compétences de la médiation est élaboré 9. La MCA (Médiation culturelle association) voit le jour en 1999, proposant aux professionnels de l’art de réfléchir ensemble aux enjeux de ce métier émergeant. Un an plus tard c’est « Un moment voulu », rassemblant les personnes en charge des relations des publics à l’art contemporain, qui est créé.
La spécificité de la médiation de l’art contemporain se précise.
Années 2000 : émergence d’une médiation de l’art contemporain
– Années 2000 : En 2000 Catherine Tasca propose la « Charte des missions de service public pour les institutions d’art contemporain » ; le plan « arts et culture » pour l’éducation artistique (Jack Lang / Catherine Tasca) permet à des lieux d’exposition d’employer des médiateurs.
Le 4 janvier 2002, un article de la loi relative aux musées de France déclare : « Chaque musée de France dispose d’un service ayant en charge les actions d’accueil des publics, de diffusion, d’animation et de médiation culturelles. Ces actions sont assurées par des personnels qualifiés. 10»
En 2007, Nicolas Sarkozy affirme son souhait de surmonter l’échec de la démocratisation culturelle, qui selon lui « ne s’est appuyée ni sur l’école, ni sur les médias, et […] s’est davantage attachée à augmenter l’offre qu’à élargir les publics ». Il souhaite que les structures subventionnées répondent aux attentes du public, rendent compte de la popularité de leurs actions et ne bénéficient pas de la reconduction automatique des subventions 11. Ses propos sont relayés en 2010 par Frédéric Mitterrand, qui réclame une culture « pour chacun », parce que dit-il, « “la culture pour tous”, c’est trop souvent la culture pour les mêmes, toujours les mêmes – parfois même pour quelques-uns seulement – et que justement la culture aujourd’hui, cinquante ans après la création de ce ministère, doit savoir aller à la rencontre de chacun, avec générosité, attention et sans entrave. 12» Les professionnels de l’art ne se reconnaîtront pas dans ces attentes, qui remettent en question leur liberté de programmation et semblent déconsidérer les publics avertis.
En juin 2012, le discours de la ministre de la Culture Aurélie Filippetti remet rapidement l’accent sur la dimension qualitative de la démocratisation : « L’art est exigeant. Jamais la création ne doit sacrifier au populisme. Car plus la création est exigeante, plus elle fait appel à l’intelligence du spectateur, et plus elle présuppose l’égalité profonde entre tous les citoyens. 13»
Être médiateur culturel à l’heure actuelle, signifie-t-il qu’il est nécessaire voire obligatoire de se confronter aux publics scolaires ? « Cela s’explique à la fois par la présence de réseaux institutionnalisés, par l’existence de préoccupations éducatives nationales et locales, mais également parce que le public scolaire constitue un levier pour la démocratisation culturelle, qu’il est captif, qu’on se représente ses attentes et enfin qu’il correspond à des effectifs importants. Cette orientation massive de la médiation a des conséquences sur les profils des médiateurs qui en ont la charge. 29» constate Nicolas Aubouin dans une étude sur la gestion des ressources humaines dans la médiation culturelle.
La démocratisation culturelle de l’art contemporain a-t-elle pour mission première de familiariser les adultes de demain à l’art ? N’est-il pas également essentiel de se confronter à l’épineuse question des publics adultes néophytes, qui s’ils font l’effort de pénétrer le lieu de l’art, n’y sont pas toujours accompagnés ?
La question des publics est fondamentale pour la médiation, car on ne déploie pas les mêmes outils en s’adressant à des enfants ou adolescents contraints à parcourir une exposition, qu’à des spectateurs en visite libre.
Hormis cette donnée révélatrice, la diversité des réponses au questionnaire, et les conversations téléphoniques avec les médiateurs révèlent avant tout un certain malaise, et un besoin réel de partager leur indécision. Nicolas Aubouin déclare, suite à une étude réalisée en 2008 : « Les médiateurs, après avoir été comme « convoqués » par les politiques culturelles, apparaissent ainsi abandonnés par le silence de l’appareil gestionnaire des institutions culturelles, qui omettent d’élaborer un véritable pilotage de cette activité : recrutement sans réflexion sur leur insertion dans l’organisation, absence d’identification des compétences requises, évolution de carrières sans construction de filières professionnelles ni mise en place de formations spécifiques ou de modalités de gestion des compétences, évolution de l’activité vers de nouvelles frontières sans leur affecter de véritables assises professionnelles. 30»
Les médiateurs de l’art contemporain devront probablement agir afin de s’opposer à leur instrumentalisation et d’obtenir la reconnaissance de leurs pairs, qu’ils sont les premiers et parfois les seuls à espérer.
Pour conclure
Cette réflexion, nourrie par les propos et réflexions d’acteurs et théoriciens de la médiation, s’appuie également sur une expérience professionnelle qui n’est ni exemplaire, ni figée. Elle ne se pose pas en savoir mais en notes successives donnant lieu à une définition tout aussi personnelle, de ce que peut être la médiation de l’art contemporain.
Nous conclurons donc sur quelques questions et autres notes :
Afin de crédibiliser la médiation et d’accorder ses missions à la volonté de professionnels souvent issus de filières artistiques ou d’études d’histoire de l’art, il semble important de demeurer exigent à l’encontre de ce que l’on diffuse sur les œuvres.
En ce sens, ne convient-il pas d’affiner le voile entre le spectateur et l’œuvre, ménageant un espace de liberté propre à la réception, tout en proposant des outils d’accompagnement discrets et ouverts à d’autres lectures ? Ne doit-on pas penser la médiation non comme intermédiaire entre les uns et les autres, mais davantage en retrait, à côté, disponible sans être omniprésente ?
Les membres du lmac-mp expérimentent des médiations plus ou moins performantes, tant l’équilibre à maintenir entre respect de l’œuvre et accompagnement personnel des visiteurs est délicat. Des lieux d’exposition en France multiplient les propositions d’outils, soucieux d’instaurer un dialogue de qualité entre le spectateur et l’œuvre. Si d’aventure ils y parviennent, et seulement à cette condition, la médiation de l’art contemporain peut s’avérer un outil efficient de la démocratisation culturelle.
De ce fait, il est important que la médiation ne demeure pas une contrainte pour les lieux d’exposition, et que soient reconnues la complexité de ses missions, les compétences qu’elle nécessite et l’importance de lui ménager une place spécifique.
Cette affirmation nécessite sans doute que soient reconsidérés un certain nombre de points et peut-être en priorité, le terme même de médiation. La prochaine étape n’est pas enfin de forger des intitulés de poste plus précis, en cohérence avec les missions spécifiques des acteurs ?
30 Nicolas Aubouin, « Médiation culturelle : l’enjeu de la gestion des ressources humaines », op. cit.
Pour citer cet article :
VIOLLET, Marion (2013) Entre démocratisation culturelle et préservation d’une exigence de l’œuvre : construire une médiation de l’art contemporain. [en ligne] In : Comité d’histoire du ministère de la Culture et de la Communication, Centre d’histoire de Sciences-Po Paris, La démocratisation culturelle au fil de l’histoire contemporaine, Paris, 2012-2014. Disponible sur : http://chmcc.hypotheses.org/543. [mis en ligne le 23 juin 2014]
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