On s’est réjoui de toute part, parfois même avec surprise, du récent rapport des inspections des finances et de la culture faisant apparaître le secteur culturel comme un remarquable élément productif de notre économie, dépassant largement des secteurs réputés essentiels, comme par exemple l’automobile.
Certes, la culture est ici envisagée dans un sens vraiment très large, jusqu’aux confins des industries culturelles. Depuis quelques années déjà, des voix s’élevaient ici et là pour justifier la dépense culturelle publique par ses retombées économiques. Aujourd’hui, ces opinions sont confirmées, entérinées par un rapport solennel.
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Ce n’est pas mince, d’autant plus que le spectacle vivant s’y taille la part du lion. Voilà une réponse ferme et mathématique aux inlassables détracteurs de la politique artistique et culturelle de notre pays, qu’ils soient partisans d’un retour à « avant Malraux » ou « avant Lang », ou bien qu’ils guettent les bénéfices espérables d’une culture enfin privatisée.
Mais il faut savoir relativiser cette heureuse consécration. Justifier la dépense artistique et culturelle par son rendement économique peut cacher une déviation perverse de son but profond. L’économie humaine ne saurait se réduire à l’économie productrice de richesses – lesquelles, et au profit de qui ? Georges Bataille (1897-1962), dès 1933 dans La Notion de dépense (Nouvelles Editions Lignes, 2011), livre essentiel, ouvrait une vraie révolution dans les conceptions admises de l’économie. A côté de la dépense productive, il y a la dépense improductive. Pour faire bref, c’est cette dernière qui constitue réellement l’humanité en tant qu’humanité.
A partir d’une formulation juste : « La culture n’est pas seulement une dépense », on peut glisser facilement vers une autre : « Elle est un élément de croissance. » Après tout, ce n’est pas impossible. Mais on en vient très vite à justifier la dépense artistique et culturelle par des raisons qui lui sont étrangères, voire contraires. On introduit un ver dans le fruit.
Prenons l’exemple du sport : lui aussi fait partie de cette dépense gratuite nécessaire à l’existence humaine. Il est désormais presque entièrement avalé par l’économie « créatrice de richesses », le casino mondialisé. Redisons-le : la culture est une dépense. Le retour sur investissement (financier ou électoral) ne saurait être sa justification. C’est cela que les décideurs et dirigeants doivent se remettre en tête, car il semble que cette évidence se soit perdue dans le désarroi financier et politique mondial.
SANS L’IMAGINAIRE ET LE SUPERFLU
Que l’art puisse – et doive – avoir aujourd’hui une utilité pédagogique et civique, personne ne le nie, et chacun s’y emploie. Mais cette utilité doit rester un élargissement de la dépense improductive, un acte de liberté gratuite et partagée, à l’abri des contraintes purement matérielles. La vraie vie est ailleurs, a-t-on fait dire à Rimbaud, qui en vérité avait écrit : « La vraie vie est absente. » Le Roi Lear de Shakespeare criait à ses filles : « Ô ! Ne discutez pas le besoin ; nos plus misérables mendiants ont toujours quelque objet superflu. N’accordez à la nature que ce dont la nature a besoin, et la vie de l’homme ne vaut pas plus cher que celle de la bête. » Sans l’imaginaire et le superflu, nous aurions pu rester des animaux, après tout, ou pourrions le redevenir.
Comment ne pas tomber d’accord avec les récents propos de notre président de la République : « produire plus, produire mieux », voir l’avenir avec énergie et volonté, mettre un terme à l’actuelle mélancolie française ? Mais expliquons-nous un peu : mieux signifie-t-il ici plus beau, vraiment ? Ou alors… moins cher ? Ou bien « plus beau et moins cher » ? Pour ce qui est du moins cher, le monde de l’art et de la culture a déjà bien donné, avec conscience et responsabilité, depuis une bonne dizaine d’années. L’espace matériel des productions artistiques se réduit lentement comme peau de chagrin. Le maintien à flot du budget de la culture, tant bien que mal, d’année en année, proclamé par les ministres successifs, a doucement, inexorablement – inflation et non-indexation aidant – rogné les moyens du théâtre, de la musique, de la danse, de tous les arts de la scène et des arts plastiques, dans leurs missions publiques.
Pour produire plus et mieux, dit le président, il faut économiser sur les dépenses publiques – dont nous faisons partie, ne serait-ce que pour une part infime. Nous ne pouvons nous empêcher de nous inquiéter une nouvelle fois. En 2014, une mise en réserve, un gel de crédits de 7 % sur chaque entreprise, grande, moyenne ou petite, du spectacle vivant ? Cela amaigrirait gravement la création en France et causerait un chômage dévastateur.
Et pour quel gain financier ? Très peu, si peu de choses, en fait. Il n’y a pas de petites économies, dit-on. Mais en ce domaine, aujourd’hui, elles peuvent être mortelles. Osera-t-on par ailleurs s’attaquer aux vrais gaspillages dont notre République fourmille, secteurs public et privé rassemblés ?
Après un lumineux et pertinent parcours historique de nos économies culturelles depuis les tribus les plus anciennes, Georges Bataille en venait à l’ère moderne, à la période bourgeoise. « La générosité et la noblesse ont disparu et, avec elles, la contrepartie spectaculaire que les riches rendaient aux misérables. »
La bourgeoisie, qui existe toujours bel et bien parmi nous au XXIe siècle, ne « dépense que pour soi ». Elle porte et promeut « une représentation uniquement économique du monde, au sens vulgaire, au sens bourgeois du mot ». Cette médiocrité avait reflué chez nous grâce à une initiative exceptionnelle, au sortir des horreurs mondiales de la guerre : la création du ministère des affaires culturelles. On sent partout que cette exception est en danger. La fameuse politique culturelle de la France pourrait n’avoir été qu’une brève parenthèse au regard de l’Histoire. Il est simplement temps de réagir. Et l’économie ne s’en portera sans doute que mieux. L’humanité aussi – « si cette notion est maintenue », disait Samuel Beckett.
En janvier 2014, le président de la République n’a pas souhaité reprendre la tradition des voeux au monde de la culture. « Invention sarkozienne », expliqua-t-on à l’Elysée. Drôle de raison. Dommage.