Mi-octobre, le CNV rendait public son étude socio-économique sur les entreprises de spectacle de variétés en 2012. Son nouveau directeur, Philippe Nicolas, a pris ses fonctions début septembre. Le même mois, le Prodiss, syndicat des producteurs, diffuseurs et salles de spectacles, livrait, à l’occasion de son assemblée générale, son rapport d’activité 2013-2014. L’occasion de balayer, avec eux, les dossiers d’actualités.
Comme nous vous présentions déjà dans un précédent focus, accompagnant la sortie de l’ouvrage de Gérome Guibert, le live fait face à des enjeux pluriels. Les profondes mutations structurelles à l’œuvre dans la filière musicale en redessinent les contours, modifient les relations entre les différents acteurs historiques, les nouveaux entrants et les autres acteurs de l’écosystème. Et si la révolution numérique est riche de promesses pour un secteur qui l’a encore peu investie, les risques sont réels.
Lors du dernier Midem, Jules Frutos, président du Prodiss, déclarait que « le spectacle vivant n’est plus le vassal de l’industrie phonographique ». Pour lui, le rééquilibrage en cours de l’écosystème musical — crise du disque oblige — doit permettre de rediscuter la répartition entre les deux branches, a fortiori dans l’hypothèse d’un établissement à vocation transversale selon l’objectif d’élargissement du CNV (Centre national de la chanson, des variétés et du jazz) annoncé par la précédente ministre de la Culture en janvier dernier. Dans son interview (lien), Malika Séguineau, déléguée générale du syndicat de producteurs et diffuseurs de spectacle, insiste : « ce rôle de « locomotive » de la filière musicale et de variété, l’entrepreneur de spectacles l’assume pleinement désormais (…) De fait la bascule est faite, et les dispositifs doivent donc évoluer en conséquence au profit de la scène. Ce dynamisme de la scène ne pourra prendre sa pleine puissance que si certains freins au développement sont levés, et des leviers de croissance favorisés ». De fait, le poids économique du live est désormais plus important, comme le confirment les chiffres du CNV.
La dynamique en chiffres
Le dynamisme, c’est le premier aspect important que souligne l’étude publiée par le CNV sur Les entreprises de spectacle de variétés. 4 000 entreprises, pour plus d’1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires en 2012. Un poids non négligeable, puisqu’il représente un tiers du chiffre d’affaires du spectacle vivant marchand estimé par l’INSEE à 5,1 milliards d’euros (2012). En comparaison, il est supérieur au chiffre d’affaires de l’édition et de l’enregistrement phonographique estimé par l’INSEE à 1,1 milliard d’euros (2012). Et cette croissance augmente de +8% en moyenne par an sur la période 2008-2012.
Côté emploi, le spectacle vivant de variétés et de musiques actuelles totalise plus de 18 millions d’heures de travail salarié réparties à 50/50 entre salariés permanents et intermittents (CDD dits d’usage). Un chiffre en hausse de 5% en moyenne par an sur 2008-2012. Il représente plus de 10 000 emplois salariés en équivalent temps plein. Comme le souligne Philippe Nicolas, le spectacle vivant, en croissance, « est créateur d’artistes, de talents, de culture, mais aussi d’emplois non délocalisables ».
Des entreprises fragiles
Ce panorama pourrait porter à l’optimisme. Cependant, la situation économique et financière des entreprises est tout juste équilibrée. En effet, pour le panel d’entreprises étudiées, le résultat net comptable représente moins de 1% de leur chiffre d’affaires, et il a été divisé par 2 entre 2008 et 2012. Leur capacité d’autofinancement est très faible, et ne représente que 2% du chiffre d’affaires, en légère baisse sur la période de l’étude. Ces chiffres soulignent la précarisation du développement du secteur et de la pérennité des entreprises. Sur les 9 millions de résultats nets annoncés par le CNV, 120% de ce chiffre est réalisé par un petit nombre de producteurs et quelques salles générant plus de 5 millions de chiffres d’affaires. Ce qui veut dire que la moitié des structures sont en perte…
Pour Philippe Nicolas, directeur du CNV, « cet écosystème ne s’est pas créé tout seul, il n’est pas immortel. Si l’on n’y prend pas garde, son équilibre peut se trouver endommagé. Le résultat net est très faible, et en baisse : 9 millions d’euros sur 1,5 milliards, c’est à dire 0,6% du chiffre d’affaires. C’est inquiétant et cela ne permet pas de répondre aux enjeux cruciaux actuels d’investissement, de développement, de recherche de nouveaux talents ou de mutation numérique. Il convient donc d’être très vigilant dans les mois et les années à venir ». De même, l’emploi étant généré en grande partie par les petites structures, leur fragilisation, ainsi qu’un mouvement de concentration, pourraient impacter le dynamisme.
Dans le secteur de la diffusion de spectacles, comme ailleurs, les plus grosses entreprises tirent les chiffres à la hausse, masquant la réalité de la grande majorité des acteurs et soulevant la question de leur concentration : en 2012, 5% des entreprises réalisent 56% du chiffre d’affaires de la profession, tandis que les petites et moyennes entreprises (entre 100 K€ et 5 M€ de chiffres d’affaires) présentent un résultat d’exploitation négatif ou des marges beaucoup trop faibles pour investir ou faire face aux imprévus. C’est dans cette perspective que l’Ifcic est actuellement en train de finaliser la création d’un fonds de garantie additionnel dédié, constitué au profit du montage de grosses productions et d’un fonds d’avances remboursables pour l’aide au développement des TPE/PME avec un abondement du CNV. Pour Philippe Nicolas, « il s’agit d’ouvrir l’accès au marché bancaire pour des structures qui en sont traditionnellement exclues. L’étude économique et sociale montre des taux d’endettement des entreprises assez faibles par rapport à d’autres secteurs. Notamment parce que les banques ont du mal à appréhender le secteur du spectacle vivant. L’Ifcic est un sas d’accès au marché bancaire, primordial pour les entreprises de spectacle, qu’il s’agisse de soutenir la production ou de financer des investissements structurels, comme une mutation numérique ». Le dispositif, auquel sera associé le CNV, devrait être mis en place début 2015.
Une concentration qui s’accélère
Les chiffres de la diffusion 2013 du CNV viennent également appuyer ce constat d’une concentration du secteur qui s’amplifie. Après une année 2012 en demi-teinte, qui marquait le pas en termes de fréquentation et de billetterie, l’année 2013 affiche une nette croissance de la diffusion. Au total, 58 376 représentations ont été déclarées au CNV en 2013 au titre de la taxe fiscale pour une assiette de 738 millions d’euros. Sur ce total, on compte 51 000 représentations payantes (+6% par rapport à 2012), pour une valeur de 723 millions d’euros de recettes de billetterie (+13%). Ce sont les représentations de spectacles de forte notoriété, les concerts-événements et les tournées dans les lieux de grande jauge qui ont tiré la fréquentation (+9%) et la billetterie (+13%) à la hausse. Il a été observé à la fois une augmentation de ce type de spectacle, de leur fréquentation moyenne et de leur prix moyen d’accès.
Mais la diffusion de la majorité des spectacles en France est loin d’avoir connu une telle croissance. Les représentations dans les lieux de moyenne jauge connaissent une hausse nettement plus modérée, tandis que les petits lieux subissent une baisse de leurs recettes alors même qu’ils proposent plus de représentations. 60% des représentations payantes comptent moins de 200 entrées en France et 35% de 200 à 1 500 entrées. Elles sont proposées dans des lieux plus petits, dans leur majorité des salles spécialisées dans les musiques actuelles et variétés, mais aussi dans des salles pluridisciplinaires, polyvalentes… Et dans leurs rangs, aussi bien les lieux de type Smac que les salles de spectacle vivant pluridisciplinaires ont connu une relative stabilité tant en nombre de représentations qu’en fréquentation ou en billetterie.
Au total, la concentration du secteur s’accentue : parmi les 3 619 producteurs ou diffuseurs de spectacles, les 50 plus gros déclarants représentent 65% des recettes. Les 10 premiers spectacles représentent quant à eux 13% de la fréquentation et 25% des recettes. C’est pourquoi le CNV dresse un bilan contrasté, évoquant une bipolarisation entre gros et petits producteurs-diffuseurs. La scène musicale et de variété reste portée par le succès des grosses productions. Les spectacles d’artistes découvertes ou jeunes talents connaissent depuis 2006 une baisse de fréquentation, et de moyens budgétaires et humains. « C’est dans ce sens qu’il nous semble nécessaire, avec des dispositifs adaptés comme le crédit d’impôt spectacles, d’accompagner les mutations de la filière musicale avec une prise de risque dans le lancement de la carrière d’un artiste qui s’est reporté sur le producteur de spectacles. Enfin, éviter la concentration de tous les acteurs du secteur, c’est éviter la disparition des producteurs indépendants dynamiques », détaille ainsi Malika Séguineau.
Reconfiguration en cours : de nouveaux entrants
Le phénomène de concentration s’opère aussi autour de nouveaux entrants, venus d’autres secteurs, et bénéficiant d’une force de frappe conséquente. Le spectacle vivant, et plus largement le divertissement, sont des secteurs porteurs, dans lesquels ces nouveaux acteurs n’hésitent plus à investir. L’exemple de Marc Ladreit de Lacharrière en est l’archétype. Le fondateur de l’agence de notation Fitch, passé par L’Oréal et reconverti dans l’entertainment a créé, par touches successives mais rapides, via de multiples prises de participation (Gilbert Coullier, Vega, Auguri…) un ensemble qui balaye toute la chaîne du spectacle vivant : Fimalac. Ce qui fait dire à Sabine Langlade, éditorialiste aux Échos, dans un article [1] consacré à cette saga,« (qu’)en réunissant tous les maillons de la chaîne du spectacle, y compris les casinos du groupe Barrière, Lacharrière a industrialisé un secteur artisanal regroupé sous le panache de la langue française, une barrière à l’entrée comme une autre ». Et le développement n’est probablement pas terminé.
D’autres grandes entreprises multiactivité ont également investi le spectacle vivant, par le prisme de l’innovation, en particulier sur la billetterie. C’est le cas de Vivendi Ticketing, qui regroupe les activités de Digitick Group en France et de See Tickets au Royaume-Uni et aux États-Unis. Outre la fourniture aux salles de spectacles de plates-formes d’exploitation de services en propre de billetterie, les deux entreprises se sont spécialisées dans la vente et la distribution de billets pour des spectacles ainsi que des événements sportifs et culturels. Avec plus de 40 millions de billets vendus par an, et des clients comme la Tour Eiffel, le Palais de Versailles, Manchester City Football Club ou le Festival de Glastonbury, Vivendi Ticketing est également prestataire de services pour d’autres entités du groupe Vivendi comme Universal Music Group qui vend des billets pour et au nom de ses artistes. Avec l’avantage de récupérer à la fois de la valeur mais aussi de capter les nombreuses données personnelles liées. C’est pourquoi, sur la question de la billetterie, sous-traitée souvent à des prestataires (Digitick, Ticketnet, France Billet…) qui confisquent ainsi les données client, le Prodiss souhaite voir étendu le droit de propriété intellectuelle au partage des données. « Le Prodiss souhaite jouer un rôle de premier plan dans l’adoption du numérique par la scène musicale et de variété en France, mais le marché concentré autour de multinationales du Net nécessite la mise ne place de dispositifs permettant un rééquilibrage », précise ainsi Malika Séguineau.
L’arrivée de ces nouveaux entrants n’est pas liée qu’à un seul effet d’opportunité. Il est également lié à l’histoire et la structuration du secteur. Si celui-ci s’est créé et structuré à partir de la fin des années 70 à l’initiative d’entrepreneurs qui ont investi leur temps et leur argent, « nous sommes aujourd’hui à un moment charnière : beaucoup vont passer la main, et l’on va assister dans les années à venir à un changement de génération », explique Philippe Nicolas.
Le numérique : un champ de valeur à capter
Qui a récemment assisté à un concert a forcément constaté que les romantiques flammes de briquets d’antan ont aujourd’hui laissé place aux écrans de smartphones. Des pratiques déjà bien prises en compte par les entrepreneurs de spectacles, festivals en tête, qui ont investi les outils numériques pour informer le public et enrichir les concerts (applications mobiles, dispositifs d’interactivité…). Ce qui a permis également l’éclosion d’une quantité de startups proposant des services ou des outils liés au spectacle. Mais la quantité de photos et de vidéos qui se retrouvent, quasi en temps réel, déversée sur les plateformes et réseaux sociaux, sont encore aujourd’hui non prises en compte… Si les usages, comme bien souvent, précèdent le droit, des startups, comme Evergig, ont déjà saisi l’opportunité colossale qu’ils représentaient. C’est pourquoi le Prodiss (syndicat des producteurs, tourneurs, festivals et salles), dans son rapport d’activité 2013-2014, monte au créneau. Alors que de plus en plus de concerts sont retransmis sur Internet, cela ne rapporte rien aux producteurs qui ont pris le risque de les monter.
Le Prodiss a d’ailleurs réalisé une étude sur les innovations numériques propres au spectacle vivant. Et prépare un conclave sur le sujet en janvier prochain. Abordant les pratiques des acteurs et des publics, elle montre que le numérique constitue un enjeu de croissance pour les producteurs de spectacles, qu’il s’agisse d’enrichir les concerts ou les expériences utilisateurs, alors même que la diffusion des concerts en streaming se développe. Par exemple, les contenus issus du spectacle vivant représentent 22% des vidéos musicales sur Youtube (équivalant à 79 millions de vidéos), dont l’écrasante majorité (21,1%) provient de comptes non officiels. Il faut entendre par là qu’il s’agit de contenu non monétisé. Les vidéos musicales représentent d’ailleurs 13% des vidéos disponibles sur la plateforme (équivalant à 375 millions de vidéos), et sont les plus populaires, avec un nombre moyen de 40 000 vues par jour, devant les films et les séries.
On mesure là la conséquence d’un public des concerts de plus en plus connecté. 75% prennent des photos ou filment pendant un concert, 34% publient des photos sur les réseaux sociaux, et 33% recherchent des informations en temps réel sur l’événement. Outre la publication des images, le numérique permet de prolonger l’expérience du concert, en suivant les artistes sur les réseaux sociaux (34% des sondés), en commentant les spectacles (pour 19%)… 86% du public étant membre d’un réseau social.
C’est ce constat qui a renforcé le Prodiss dans sa volonté de réclamer un droit de propriété intellectuelle sur les captations. Pour Malika Séguineau, déléguée générale du Prodiss, elle appuie « la légitimité de réfléchir — comme la proposition numéro 38 du rapport Lescure le suggérait — à un droit sui generis pour les producteurs de spectacles », inclus dans les droits de propriété intellectuelle. L’étude de l’Inspection générale des affaires culturelles sur le sujet, menée par Philippe Chantepie et Muriel Genthon, pourrait déboucher sur des propositions concrètes, même si les réflexions semblent aujourd’hui au point mort. « Pour l’instant, le seul droit dont dispose le producteur de spectacles, c’est d’interdire l’accès du concert aux caméras », tonnait alors Jules Frutos lors du dernier Midem.
Ces questions, tout comme la mise en place d’un crédit d’impôt pour financer la découverte de jeunes talents et des aides à l’international, seront-elles reprises par les pouvoirs publics dans le projet de loi sur la création artistique ? Réponse au premier semestre 2015…
L’expérience allemande
La question d’un droit de propriété intellectuelle pour les producteurs de spectacles a pris un tour nouveau récemment. La reconnaissance d’un droit voisin existe dans certains États membres de l’Union européenne. Par exemple, l’Allemagne dispose déjà d’une protection de ce type prévue par le § 81 de son Code de propriété intellectuelle.
Après près de 10 ans de travaux préparatoires, une société de gestion collective a été mise en place outre-Rhin en septembre 2014, la Gesellschaft zur Wahrnehmung von Veranstalterrechten (GWVR). Il s’agit d’une filiale de l’Association fédérale allemande des organisateurs de concert (Bundesverband der Veranstaltungswirtschaft, BDV). Pour le directeur de la GWVR, Johannes Ulbricht, « cela signifie que pour la première fois il y a une société de gestion collective en Allemagne qui perçoit des redevances concernant l’exploitation commerciale des enregistrements live et les distribue aux ayants droit (…) Cependant, notre travail ne fait que commencer, parce que maintenant nous aurons à établir les taux et les systèmes de distribution » [2].
Une nouvelle qui réjouit le Prodiss, même si le dispositif allemand comporte des différences par rapport au droit du producteur défendu par le syndicat. Malika Séguineau explique ainsi :« l’investissement du producteur est ici reconnu et protégé, et nous nous réjouissons de constater que les lignes évoluent en Europe sur ce sujet ».