Alors que son “Retour à Berratham” a les honneurs du palais des Papes à Avignon, le chorégraphe, presque sexagénaire, fête les 30 ans de sa compagnie. Dominique Bagouet, le New York City Ballet, l’Opéra de Paris, le Pavillon noir… Preljocaj raconte sa vie de création.
Angelin Preljocaj a voulu un « pavillon » pour la danse, clin d’œil à ceux destinés, au XVIIIe siècle, aux plaisirs et aux fêtes… mais a peint le sien de noir. Cette année, le directeur du Centre chorégraphique national de Provence-Alpes-Côte d’Azur y célèbre les 30 ans de sa compagnie, créée en 1985 dans la grande banlieue parisienne.
On y verra des reprises de spectacles phares, comme sa version « guérilla » de Roméo et Juliette, dans les fameux décors d’Enki Bilal, ou ses pièces américaines écrites pour le New York City Ballet. Mais le plus beau cadeau reste cette invitation au Festival d’Avignon lancée par Olivier Py. Preljocaj y revient après quatorze ans d’absence, pour créer, dans la Cour d’honneur du palais des Papes, Retour à Berratham, sur un livret de l’écrivain Laurent Mauvignier, dans un décor du plasticien Adel Abdessemed. A 58 ans, le plus jeune chorégraphe de la danse française des années 1980, le plus prisé à l’étranger et le plus riche dans l’éventail de talents, raconte sa vie de création. Regard aussi doux que la voix et le corps de ce danseur toujours gracile.
Pourquoi avez-vous commencé à danser ?
Une histoire simple. Quand j’avais 12 ans, une jeune fille de ma classe m’a prêté un livre, Le Monde merveilleux de la danse, où il y avait une photo de Rudolf Noureev avec une légende fascinante : « Noureev transfiguré par la danse. » Ces deux éléments associés m’ont stupéfié et j’ai suivi ma camarade à son cours de danse, vêtu de mon kimono de judo et d’un tee-shirt ! La figure du danseur russe fuyant le régime soviétique alors que mes parents étaient eux-même réfugiés albanais avait dû m’impressionner aussi.
Une identification possible ?
Une étoile à atteindre ! J’ai réussi à approcher Noureev bien des années plus tard, quand il dirigeait le ballet de l’Opéra national de Paris. En 1989, il a vu Les Noces et a demandé à me rencontrer. Je vivais un rêve… Il m’a dit franco : « Je vois beaucoup de choses intéressantes, mais peu de chorégraphes ont le potentiel de diriger des groupes. » Il est mort peu après. Brigitte Lefèvre a pris le relais et, en 1994, j’ai pu créer Le Parc avec le Ballet de l’Opéra.
Dès la création de votre compagnie, vous avez fait d’une vie de troupe l’objectif suprême. Pourquoi ?
Cela vient des Ballets russes, qui ont marqué la scène parisienne au début du siècle dernier. Je nourris une vraie passion à leur égard et leur ai rendu hommage en montant Les Noces dès cette époque-là, avant Parade et Le Spectre de la rose… Ils sont pour moi la première grande compagnie de danse contemporaine, parce qu’ils ont travaillé de la même manière que nous le faisions au début des années 1980. En sollicitant un plasticien inconnu (Picasso) et de jeunes compositeurs (Stravinsky, Poulenc), Diaghilev a eu le génie de convier des auteurs vivants à ses créations, de défendre un art contemporain.
Vous avez signé quarante-huit pièces, avez-vous le sentiment d’un accomplissement ?
Non ! Car je suis taraudé par l’aspect éphémère de la danse. Dès le début, j’ai défendu l’idée de sa transcription, et on me regardait de travers. Certains affirmaient que noter la danse la figerait. Une aberration ! Comme si les partitions figeaient la musique, alors que, bien au contraire, elles la libèrent puisqu’un musicien au travail sur Beethoven n’en imite pas un autre, mais revient à la source du compositeur pour créer sa propre interprétation. Aujourd’hui, la notation, moins marginale en France, est enseignée au Conservatoire.
Pourquoi était-ce à ce point un manque ?
La danse en France est un peu amnésique. Or, sans mémoire, on est condamné à rééditer les mêmes choses sans le savoir. La notation permet de reconsidérer ce qui a existé pour pouvoir faire autrement. Il ne s’agit donc pas seulement de conserver. Les compositeurs avec qui j’ai travaillé, comme Bruno Mantovani ou Karlheinz Stockhausen, ont souvent évoqué devant moi la consultation d’archives pour étudier la structure d’une sonate de Beethoven ou celle d’un quatuor de Berg. Cela leur permet d’avancer, d’aller au-delà. Je fais le même usage de la notation. Tout ce que j’essaie est retranscrit sans états d’âme pendant mes répétitions, le bon comme le moins bon. J’ai même créé un poste de « choréologue » pour cela. Cet outil est un choix de vie artistique.
Retour à Berratham, la dernier création d’Angelin Prejlocaj.
Vous vous glissez souvent au cœur du plateau pendant les répétitions…
Diriger un danseur, c’est savoir qui est là. Saisir comment son corps va habiter un mouvement, même écrit avec précision. Dans un duo à l’unisson exécuté avec rigueur, on continue à voir une différence entre les deux interprètes. Je n’ai donc peur ni de la rigueur, ni de la précision, ni de la virtuosité, même si tout cela n’est pas en vogue dans le sérail de la danse contemporaine. La fragilité en tant que telle ne m’intéresse pas si elle n’est pas contrecarrée par la puissance. Le danseur ne doit pas être en dessous de ce qu’il est. Une fois qu’il a trouvé son amplitude, s’il révèle alors de la fragilité, cela devient… de la grâce. Et dans cette faille passe la lumière…
“Comme œil extérieur, je poussais Dominique Bagouet dans ses propres désirs et ses retranchements.”
N’est-ce pas Dominique Bagouet (1951-1992), le génial pionnier des années 1980, qui vous a fait chorégraphe ?
Il m’a adoubé ! Danseur dans sa compagnie après mes années de formation, j’avais ce désir de créer mais je ne me l’autorisais pas. Il m’y a encouragé. J’ai surtout beaucoup appris quand je suis devenu, en 1983, son assistant artistique sur son premier solo, f. et stein… Comme œil extérieur, je poussais Dominique Bagouet dans ses propres désirs et ses retranchements. J’ai assisté à l’éclosion de cette danse viscérale et magnifique. Dominique était un artiste puissant et fragile, à l’image de ce que je viens d’évoquer… Il m’a aidé à comprendre les tensions de la création : creuser en soi-même, mais rester à l’écoute du monde. Bagouet privilégiait la composition, sa danse dansait énormément.
Qu’est-ce que l’écriture chorégraphique ?
L’expression d’un langage articulé comme un autre avec lequel on peut composer, c’est-à-dire « poser ensemble » un vocabulaire de mouvements, en poussant la forme le plus loin possible… Je compare cela à l’« artisanat furieux » dont parle René Char à propos de la poésie. L’artisanat pour la méticulosité, et la furia pour la passion poétique.
Pourquoi évoquer le thème de la guerre au prochain Festival d’Avignon ?
Pourquoi Picasso a-t-il peint Guernica ? L’art s’appuie sur le monde, et la violence du monde pénètre l’art en retour. Cela serait honteux et pas tenable d’un point de vue éthique que la danse ne s’en empare pas, d’autant que le corps est le lieu par excellence où s’abat cette violence.
“Sur ‘Berratham’, Mauvignier a réussi un bel ovni théâtral, une sorte de récit pour la parole”
Laurent Mauvignier a écrit le livret de Retour à Berratham…
La commande précise était : « Invente-moi une “tragédie épique”. » Sur Berratham, Mauvignier a réussi un bel ovni théâtral, une sorte de récit pour la parole.
Avec trois comédiens (Emma Gusstafsson, Laurent Cazanave et Niels Schneider) pour le défendre, le texte semble en majesté cette fois. Vous n’avez donc plus confiance en la danse ?
Il n’y a pas davantage de texte que dans Ce que j’appelle oubli, inspiré par le même Laurent Mauvignier. Et je n’ai pas non plus décidé de convoquer la littérature dans toutes mes créations. Cette source d’inspiration revient par vague tous les cinq à dix ans. J’ai convié Pascal Quignard pour L’Anoure en 1995, et continué en 2009 avec Le Funambule, de Jean Genet, que j’ai décidé d’interpréter en solo. Je ne trahis pas la danse, je lui accorde toute ma confiance au contraire. Face aux mots si forts qui pourraient vite prendre toute la place sur scène, elle résistera telle une chambre d’écho. Elle nous permettra de percevoir des sens inaccessibles. Une phrase associée à un mouvement sonne autrement.
Il y a trente ans, dans Libération, vous disiez danser « pour que Lisa lise », en évoquant votre mère…
Je ne me suis pas levé un matin avec l’idée de danser pour ma maman analphabète. Mais quand le journal m’a posé la question, cette corrélation m’est venue. Elle est toujours vraie. Car le corps est le dernier territoire quand on n’a plus rien. Il est l’ultime moyen d’expression. Voilà pourquoi j’aime tant le travail des chorégraphes africains – que le Pavillon Noir soutient par beaucoup d’accueils en résidence. Tous témoignent d’un sursaut de créativité malgré des conditions extrêmes. A leur place, je ferais comme eux. Même sans rien, je me débrouillerais, je danserais. Je suis déjà passé par là. L’adversité m’a forgé.
La danse a toujours été pour moi un art de combat : contre ma famille qui en rejetait violemment l’idée, contre mes copains de la cité de Champigny qui étaient moqueurs et dénigrants. Dans les années 1960 et 1970, le hip-hop n’existait pas encore et l’idée d’un garçon qui danse était taboue !
“Je danse tous les jours. Sur le plateau, pendant les répétitions ; le matin, chez moi”
Au plus profond de vous se niche toujours le danseur…
Je me reconnais dans cette idée nietzschéenne : « Je ne pourrais croire en un Dieu qui ne saurait danser. » Je danse tous les jours. Sur le plateau, pendant les répétitions ; le matin, chez moi.
Remonterez-vous sur un plateau pour un autre solo comme Le Funambule ?
C’était une grande et belle aventure. J’avais 52 ans et je trouvais intéressant de danser son âge, de danser là où on en est : la maturité, la fatigue. Alors la vieillesse, pourquoi pas ? C’est aussi important que de révéler un corps jeune et fougueux. L’erreur serait de vouloir danser autre chose que ce que l’on est.
Angelin Preljocaj
1957 Naissance à Sucy-en-Brie.
1982-1984 Danseur chez Dominique Bagouet.
1985 Création de la Compagnie Preljocaj à Champigny-sur-Marne.
1989 Fondation du Centre chorégraphique national du Val-de-Marne.
1994 Le Parc.
1996 Fondation du Ballet Preljocaj à Aix-en-Provence.
2008 Blanche-Neige.
2004-2014 Empty Moves I, II, III.
A voir
La Stravaganza/Spectral Evidence, du 1er au 4 juillet et du 10 au 12 septembre, au Pavillon noir, à Aix-en-Provence.
Retour à Berratham, texte de Laurent Mauvignier, chorégraphie d’Angelin Plrejocaj,
du 17 au 25 juillet, au Festival d’Avignon, cour d’honneur du palais des Papes, à 22 heures ;
du 17 au 19 septembre, à Aix-en-Provence ;
du 29 septembre au 23 octobre, au Théâtre national de Chaillot, Paris 16e.